Georges Perec
« Bien qu’elle soit chronologiquement impossible, puisque n’ayant pu se dérouler qu’en plein hiver, et en dépit du démenti qui lui a été plus tard apporté, c’est dans cette première et courte période que je m’obstine à placer la scène suivante:
je descends avec ma tante la route qui mène au village; en chemin, ma tante rencontre une dame de ses amies à laquelle je dis bonjour en lui tendant la main gauche: quelques jours auparavant, faisant du patin à glace sur la patinoire qui s’étend au bas de la piste des Bains, j’ai été renversé par une luge; je suis tombé en arrière et me suis cassé l’omoplate; c’est un os que l’on ne peut plâtrer; pour qu’il puisse se ressouder on m’a attaché le bras droit derrière le dos avec tout un système de contention m’interdisant le moindre mouvement, et la manche droite de ma veste se balance dans le vide, comme si j’étais définitivement manchot.
Ni ma tante ni ma cousine Ela n’ont gardé le souvenir de cette fracture qui, suscitant l’apitoiement général, était pour moi la source d’une ineffable félicité.
En décembre 1970, j’allai passer quelques jours chez un ami qui vivait à Lans, à sept kilomètres de Villard, et j’y rencontrai un maçon, nommé Louis Argoud-Puix. Né et élevé à Villard, il avait approximativement mon âge et nous n’eûmes aucun mal à évoquer le souvenir d’un camarade commun, Philippe Gardes, dont les parents hébergèrent longtemps Marc, Ada, Nicha et Paul et dont Nicha épousa plus tard la sœur aînée. Lors de ma dernière année à Villard, j’allai à l’école communale avec Philippe. Louis Argoud-Puix m’affirma qu’il avait fait toute l’école avec lui, mais il ne se souvenait absolument pas de moi. Je lui demandai s’il se souvenait de cet accident qui me serait arrivé. Il ne s’en souvenait pas davantage, mais cela le surprenait extrêmement car il gardait le souvenir précis d’un accident en tout point identique dans ses causes (patin à glace, choc de la luge, chute en arrière, fracture de l’omoplate) comme dans ses effets (impossibilité de plâtrer, recours à une contention d’apparence mutilante) survenu à ce même Philippe à une date qu’il ne put d’ailleurs préciser.
L’événement eut lieu, un peu plus tard ou un peu plus tôt, et je n’en fus pas la victime héroïque mais un simple témoin. Comme pour le bras en écharpe de la gare de Lyon, je vois bien ce que pouvaient remplacer ces fractures éminemment réparables qu’une immobilisation temporaire suffisait à réduire, même si la métaphore, aujourd’hui, me semble inopérante pour décrire ce qui précisément avait été cassé et qu’il était sans doute vain d’espérer enfermer dans le simulacre d’un membre fantôme. Plus simplement, ces thérapeutiques imaginaires, moins contraignantes que tutoriales, ces points de suspension, désignaient des douleurs nommables et venaient à point justifier des cajoleries dont les raisons réelles n’étaient données qu’à voix basse. Quoi qu’il en soit, et d’aussi loin que je me souvienne, le mot « omoplate » et son comparse, le mot « clavicule », m’ont toujours été familiers. »